Pianiste & compositrice

Dans un monde où les nationalités, les langues, les identités se mélangent, s’enrichissent, s’opposent parfois, une reconnaissance décernée par son coin de terre soulève plusieurs questions. Je suis en effet l’heureuse récipiendaire du prix culturel de ma ville de Monthey, dans le canton du Valais. Si le désir de prendre mon envol et de la quitter m’a saisie très tôt dans ma jeunesse, les années qui passent me rappellent à elle d’une manière inattendue. On peut se prétendre international et cosmopolite, les coutumes et les cultures nouvelles n’en restent pas moins pesées à l’aune de notre berceau.

Les racines des hommes

Comment aurais-je perçu Berlin si je n’étais pas Valaisanne, mais Newyorkaise ? Comment aurais-je vécu une tournée en Chine si je n’avais pas grandi sur les pentes enneigées des versants alpins ? En fait, comment « ne pas être de quelque part » ? C’est le sentiment qu’ont certains immigrés, pour lesquels la terre natale est parfois perdue à tout jamais. La nouvelle patrie n’est jamais vraiment la leur, car elle n’est pas celle de leurs ancêtres. L’homme prend ses racines dans une terre marquée par la trace des générations qui l’ont précédé. C’est un sentiment assez frappant que j’ai chaque fois que je remonte dans le village d’origine de ma mère. Je n’y ai pas fait mes classes, n’ai pas grandi avec ses enfants. Pourtant quand ses habitants se rendent compte que mon grand-père était des leurs, que ses bras ont façonné leurs forêts et leurs champs, une immédiate fraternité émotionnelle s’installe. Je fais partie de leur clan.

Perte du tissu social

Depuis l’aube des temps, la société humaine s’est organisée en tribus (Ne dit-on pas que «l’union fait la force» ?). Plus les sociétés humaines se sont agrandies, plus l’inter-contrôle et le troc entre ses membres sont devenus difficiles, voire impossibles. Les grandes religions, les rêves communs et les lois ont alors pris le dessus. Mais aujourd’hui, les rêves ont été subrepticement remplacés par des valeurs en papier mâché prônant la consommation et l’égocentrisme. Les croyances ont laissé place aux angoisses : celle du réchauffement climatique, de la pollution des écosystèmes, d’une crise financière imminente, de la perte de spiritualité, tant de peurs qui dépassent largement le cadre d’action d’un individu. Au niveau interrelationnel, le culte de l’épanouissement personnel est devenu un dogme car le tissu social s’est désagrégé pour être remplacé par un tissu digital. Le constat est clair : si l’on veut « exister » et avoir de la valeur, on doit s’en persuader seul, car les autres sont occupés à faire la même chose pour leur propre compte, à grand renfort de likes sur Instagram. On met sa vie en scène et oublie de la vivre. On devient son propre spectateur, et le spectateur angoissé des mises en scène des autres… On développe une véritable peur des autres.

Comment trouver sa voie dans tout ce fatras ? Comment retrouver confiance en l’avenir ? Ces questions se posent car il est manifeste qu’à l’image de sa planète, l’homo sapiens souffre.

Retrouvailles avec la nature

Je suis montée à la montagne pendant plusieurs jours sans mon téléphone. La vie était là, intacte, elle bruissait sous mes pas, elle ondoyait dans les torrents, elle s’épanchait dans les coroles des fleurs. Ces vibrantes retrouvailles avec le vivant m’ont fait comprendre que nous appartenions tous à la nature, et que là étaient les lois qui régissaient en secret le cours de nos existences. En revenant à ces valeurs fondamentales, je retrouvai également un rapport authentique avec la musique. Désormais je la laisserai d’abord me transformer, et cette intimité avec elle me permettra de mieux la transmettre.

Retrouvailles avec les autres

Dès lors, j’ai décidé d’aller vers les autres qui me faisaient si peur. J’ai redécouvert ainsi le sentiment de bien-être que procure le « clan ». Je ne l’envisage en aucun cas dans une perspective exclusive, car un clan se caractérise pour moi par des valeurs de solidarité et d’humanité entre ses membres, et en aucun cas par son aspect restrictif et fermé. Un clan peut prendre mille formes : celle d’une association environnementale ou caritative, l’appartenance à un ensemble de musique, à un groupe de fans d’un film ou d’un livre. Bien que l’écrasante puissance des multinationales puisse décourager les meilleures volontés, l’action individuelle n’est pas négligeable. Elle a de véritables répercussions sur la qualité de vie d’une communauté. En s’engageant et en s’unissant, on peut reprendre les rênes du monde qui nous entoure : la vertu d’exemplarité est capitale. Je l’observe dans ma ville, où des initiatives créatives ont incité de plus en plus de monde à s’engager. Elle est devenue un incubateur d’idées.

Le mystère qui nous entoure

En se rapprochant des autres, on découvre leur grande complexité. Cette démarche a un effet miroir et l’intérêt que l’on porte aux autres nous est volontiers retourné. Je ne l’entends pas au sens mercantile, je parle de fraternité, de compassion pour son semblable. N’est-ce pas là également une voie vers une forme de spiritualité ? L’union des vivants éblouis par les mystères de l’Univers, et partageant la responsabilité de protéger la vie. On a l’impression de vivre dans un monde désenchanté, pollué, cartographié, cependant d’insolubles énigmes nous entourent encore. A l’échelle subatomique, la matière nous échappe au fur et à mesure que nous nous en approchons, et à l’échelle cosmique, les dimensions, les énergies, la beauté qui y règnent sont hors de portée des imaginations les plus folles.

Solidarité du vivant

Dans un domaine plus accessible, jardiner, s’occuper d’une plante, se promener en forêt, toutes ces activités permettent de retrouver un lien avec la nature et de cultiver une relation de respect envers elle, comme aux premiers jours de notre espèce. Que nous le voulions ou non, nous en sommes solidaires, comme nous sommes solidaires les uns envers les autres. La boutade « Arrêtez le monde, je veux descendre ! » est aussi séduisante qu’irréalisable. Nous ne pouvons pas descendre, mais nous pouvons changer de cap. Votre destin est lié au mien, et à celui des milliards d’autres êtres vivants de cette planète. Nous faisons partie du même clan.

Regarder vers l’avenir

Nous n’avons pas d’autre choix que de croire en l’avenir et de nous battre pour lui. Notre biologie, en étant orientée vers la reproduction, est orientée vers le futur. Si nous cessons de croire en l’avenir, nous cessons de vivre. En agissant, nous ne sommes plus victimes, et devenons acteurs du changement. Associés à d’autres, nous voyons notre énergie et notre créativité décuplées. Nous ne sommes pas seuls. Certes l’humanité se trouve face aux défis les plus lourds qu’elle n’ait jamais dû affronter, mais unie, elle pourrait planter les semences d’un monde nouveau.

Et dans tout cela, mon Prix de la Ville de Monthey ?
Vous l’avez compris, c’est une responsabilité. Je vais m’employer à l’honorer pour mes clans : celui des idéalistes, et celui des vivants.

Photo : NASA/ESA Hubble Space Telescope
À quelques 50 millions d’années lumière, la « petite » galaxie NGC 1559 abrite de spectaculaires explosions d’étoiles, appelées des supernovae.

«Certes l’humanité se trouve face aux défis les plus lourds qu’elle n’ait jamais dû affronter, mais unie, elle pourrait planter les semences d’un monde nouveau».